Arunachala, la montagne sacrée.

Arunachala, la montagne sacrée.

mardi 20 février 2007

Paramahansa Yogananda & Mâ Ananda Mayî

Ananda Moyi Ma, debout dans une auto découverte, bénissait une centaine de disciples. De toute évidence, elle était sur le point de partir. M. Wright stoppa la voiture à une certaine distance et nous nous frayâmes un chemin à travers la foule. Dès que le regard de la sainte tomba sur nous, elle descendit de l'auto et se dirigea dans notre direction.
- Vous êtes venu, mon Père !
A ces mots, elle jeta ses bras autour de mon cou et posa sa tête sur mon épaule. M. Whright, à qui je venais tout juste de dire que je ne connaissais pas la sainte, ouvrit des grands yeux à la vue de ces démonstrations d'amitié inattendues. Les regards d'une centaine de chelas fixaient également non sans surprise notre groupe affectueux.
Je vis aussitôt que la sainte se trouvait dans un état supérieur de samadhi . Entièrement inconsciente de son enveloppe extérieure de femme, elle ne se connaissait qu'en tant qu'âme ; c'est sur ce plan qu'elle saluait joyeusement un autre fidèle de Dieu. Elle me conduisit par la main dans sa voiture.
-Ananda Moyi Ma, protestai-je, je vous retarde dans votre voyage !
-Mon Père, je vous rencontre pour la première fois dans cette vie, après des siècles de séparation, répondit-elle. Ne partez pas encore, je vous en prie.
Tous deux nous prîmes place sur le siège arrière. La Mère bienheureuse se figea bientôt dans l'immobilité de l'extase profonde, ses beaux yeux levés vers le ciel, mi-clos dans la contemplation de l'Eden intérieur. Les disciples chantaient doucement : "Victoire à la Mère divine !"
Je m'étais trouvé en présence de beaucoup d'hommes de réalisation divine, dans l'Inde, mais jamais d'une aussi grande sainte. Son visage trahissait cette extase qui lui valu le titre de Mère bienheureuse. Elle ne portait pas de voile et de longues tresses noires tombaient abondamment sur ses épaules. Une touche de rouge, à la pâte de bois de santal, figurait sur le front l’œil spirituel, toujours ouvert en elle. Le visage et les pieds émaciés contrastaient avec sa grandeur spirituelle.
Tandis que Ananda Moyi Ma demeurait en extase, j'interrogeais une chela :
- La Mère bienheureuse parcourt l'Inde tout entière ; elle a partout des disciples, me renseignait la chela. Ses efforts audacieux ont réalisé nombre de réformes sociales. Bien que Brahmane, la sainte ne reconnaît pas les castes. Plusieurs d'entre nous l'accompagnent toujours dans ses pérégrinations pour veiller sur elle, car elle ne fait pas attention à son corps. Si nous ne lui donnons pas à manger, elle ne demande rien, ou ne touche pas aux aliments. Pour éviter qu'elle ne meure, nous devons la nourrir de nos propres mains. Pendant des jours, elle reste immergée dans l'extase divine, respirant à peine et les yeux figés. Son mari est l'un de ses principaux disciples. Voici des années, peu après leur mariage, il a fait voeu de silence.
La chela me désigna un bel homme de forte carrure, aux longs cheveux, à la barbe grise. Il se tenait dans la foule, dans une attitude d'adoration.
Rafraîchie pas son immersion dans l'Absolu, Ananda Moyi Ma revient à la conscience du monde extérieur.
- Mon Père, dites-moi où vous vivez.
La voix était claire, mélodieuse.
- Actuellement, à Calcutta ou Ranchi, mais bientôt je rentrerai en Amérique.
- En Amérique ?
- Mais oui. Une sainte hindoue y serait un puissant réconfort pour les chercheurs. Voulez-vous m'y suivre ?
- Si vous voulez m'y amener, j'irai !
A cette réplique, les disciples s'entre-regardèrent avec appréhension.
- Une vingtaine d'entre nous accompagnent toujours la Mère bienheureuse, m'annonça résolument l'un d'eux. Nous ne pouvons vivre sans elle et la suivrons partout.
A regret, j'abandonnais mon projet, impraticable par suite d'élargissement inattendu.
- Venez au moins à Ranchi, avec vos disciples, fis-je en prenant congé de la sainte. Vous-même enfant divin, vous vous plairez au milieu des jeunes élèves de Ranchi.
- Je serai heureuse d'aller partout où mon Père voudra m'amener.
Quelques temps après, le Vidyâlaya de Ranchi était en fête pour accueillir la sainte. Les élèves se préparaient joyeusement pour la solennité : pas de cours, de la musique et des réjouissances en perspective !
- Victoire, Ananda Moyi Ma, ki jai ! chantait le choeur enthousiaste des jeunes élèves de Ranchi pour saluer la sainte, sitôt qu'elle eut franchi la grille de la propriété.
Une pluie de soucis, le son des conques et des cymbales, le battement des tambours (mridangas) accueillirent la Mère bienheureuse, qui traversa en souriant le Vidyâlaya ensoleillé.
- Que c'est beau ici !
Ananda Moyi Ma souriait gracieusement tandis que je la conduisais au principal bâtiment. Avec un sourire ingénu, elle prit place à mes côtés, à la fois proche et infiniment éloignée de tous ceux qui l'entouraient, perdue dans son refuge solitaire de l'Omniprésence.
- Racontez-moi votre vie, je vous en prie.
- Mon Père connaît tout, à quoi bon le répéter.
Évidemment, elle se disait que l'histoire infime d'une seule incarnation terrestre était sans importance. Je ris et répétais doucement ma question.
- Il y a si peu à dire, mon Père.
Elle agita la main dans un geste de dérision.
- Ma conscience ne s'est jamais identifiée avec cette enveloppe charnelle temporaire. Avant d'être exilée sur cette terre, "j'étais la même". Petite fille, "j'étais la même". Devenue femme, j'étais encore la même. Lorsque la famille dans laquelle je naquis prit des dispositions pour que ce corps soit marié, "j'étais la même". Et lorsque, affolé de désir, mon époux vint à moi en murmurant des mots passionnés, qu'il me toucha légèrement, il reçut une secousse violente, comme celle d'un éclair, et moi "j'étais la même", à jamais.
Mon époux s'agenouilla devant moi, étendit les bras dans un geste suppliant, implorant mon pardon.
- Ma Mère, dit-il, pour avoir profané votre corps par des pensées de désir sans connaître qu'il était non pas celui de ma femme, mais celui de la Mère Divine, je fais un vœu solennel : je serai votre disciple, un adepte célibataire, vous servant toujours en silence, sans adresser un mot à quiconque aussi longtemps que je vivrai. Puissé-je ainsi expier le péché commis envers vous, mon guru !
Au moment où j'acceptais paisiblement la proposition de mon époux, "j'étais la même". Maintenant, en face de vous, je suis encore la même. Plus tard, lorsque la danse de la création tourbillonnera autour de moi dans les champs de l'éternité, "je serai la même".
Ananda Moyi Ma s'absorba dans le profond silence de la méditation, se figea dans une immobilité de statue. Son âme avait fui dans son éternel Royaume. Le sombre miroir de ses yeux parut vitreux et sans vie : symptômes indiquant généralement que le saint a détourné son regard intérieur du corps physique, qui n'est plus désormais qu'argile inanimée. Ensemble, nous restâmes une heure dans la transe extatique. Elle revint à la conscience du monde avec un petit rire joyeux.
- S'il vous plait, Ananda Moyi Ma, lui dis-je, suivez-moi dans le jardin. M. Whright veut prendre des photos.
- Certainement, mon Père. Votre désir est le mien.
Ses beaux yeux conservaient leur rayonnement divin, tandis qu'elle posait."

(Extrait de Autobiographie d'un yogi, par Paramahansa Yogananda)

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